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Quel homme était le père de la psychanalyse ? Quelles relations entretenait-il avec les femmes, ses enfants, l'humour, le travail, les cigares ?
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Visite guidée de ses lieux de vie avec son arrière-petite-fille
Michèle Freud est la fille aînée de Sir Clement Freud , fils d'Ernst Freud, quatrième enfant de Sigmund et Martha Freud.
A 20 ans, elle commence une analyse. Après une carrière de juriste, elle opte pour la psychothérapie. Formée à la sophrologie, elle se spécialise dans les troubles alimentaires et tient une consultation au centre de thalassothérapie de Port-Fréjus.
Elle vient de publier un guide, "Vouloir mincir, ou comment se réconcilier avec soi" (disponible chez MF éditions et formations, 157 avenue des campotels, 83700 Saint-Raphaël.)
« Je n'ai jamais vécu à Vienne. Pourtant, je m'y sens bien : c'est la ville de ma famille paternelle. Sigmund, mon arrière-grand-père, y a passé pratiquement toute sa vie. C'est dans cette capitale mythique qu'il a étudié et rencontré Martha, sa femme, avec laquelle il a eu six enfants. C'est aussi ici qu'il a découvert l'inconscient, psychanalysé des centaines de patients et écrit toute son oeuvre théorique.
En 1938, chassé par les agressions antisémites, il a dû fuir vers l'Angleterre. Dans notre cercle familial, nous parlons peu de Sigmund. Certains rejettent même totalement la psychanalyse. Pourtant, son portrait trône dans la maison de chacun. Une référence incontournable. C'est donc avec beaucoup d'émotion que j'ai cherché et retrouvé les traces de sa vie dans différents lieux de la capitale autrichienne. Ce voyage, j'ai choisi de le faire d'abord en tant qu'arrière-petite-fille qui se sent souvent comme une "poussière d'étoile". En effet, porter le nom de Freud n'est pas simple. Il suffit que je le prononce pour que les réactions, toujours ambivalentes, fusent. Je fais de mon mieux pour exister avec mon identité et sous ce patronyme qui m'oblige à me remettre sans cesse en question. D'autant que j'ai choisi de garder ce nom pour exercer mon métier de psychothérapeute.
Lors de ce voyage, j'ai voulu laisser émerger en moi les questions que je me pose sur ma lignée paternelle. J'ai notamment pris conscience de l'intensité des deuils dans la vie de mon arrière-grand-père - les ruptures avec sa terre natale, avec certains de ses amis ; la mort de sa fille, Sophie, dont le souvenir douloureux fut ravivé par le décès de son petit-fils, Heinerle - qui me sont apparus dans toute leur violence. J'ai réalisé combien son exil forcé et l'éclatement de la famille aux quatre coins du globe, dans les années 30, nous ont profondément marqués, sur plusieurs générations. Que reste-t-il de Sigmund Freud à Vienne ? A la fois rien et tout. Son appartement et son cabinet viennois, situés au n°19 de la Berggasse, ont été transformés en musée national, mais la plupart des pièces y sont vides. Pourtant, si les meubles sont à Londres, à Maresfield Gardens, sa dernière demeure, nul doute que Freud est encore très présent à Vienne. Comme si son âme était restée là. » |
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Un billet à son effigie
« Mon arrière-grand-père a toujours entretenu une relation complexe, faite d'amour et de haine, avec Vienne. Cette ambivalence, la ville la lui rend bien aujourd'hui encore : son visage est imprimé sur tous les billets de 50 schillings, son musée est l'un des lieux les plus visités, mais il n'y a pas de rue Sigmund-Freud ! Il était arrivé à Vienne vers l'âge de 3 ans, quand ses parents durent quitter leur petite manufacture de textile de Tchécoslovaquie, où les affaires allaient mal. Pour le petit Sigmund, qui avait perçu l'anxiété et le chagrin de sa famille, ce premier voyage en train jusqu'à Vienne fut un traumatisme violent. Il disait : "Vienne, c'est le lieu où l'on enrage à en mourir, mais où l'on souhaite mourir tout de même."
Le conservateur du musée m'a aussi révélé combien les plus anciens des Autrichiens souhaitaient que les meubles et affaires personnelles de Freud restent à Londres : "Pour qu'on n'oublie jamais qu'on a chassé de notre ville l'un des plus grands esprits du siècle." » |
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Berggasse, 19
« Cette adresse est mythique. Pourtant, l'Autriche n'y a installé un musée qu'à partir de 1969. Freud, alors qu'il était jeune médecin neurologue, y a emménagé en août 1891. Il y resta quarante-sept ans. La Berggasse (littéralement, rue de la Montagne) est pentue. Le n° 19 se situe dans sa partie la plus plane, parmi les maisons respectables. Les Freud occupaient tout le premier étage. A gauche du palier, les appartements privés.
A droite, le cabinet de consultation du docteur. » |
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Le hall d'entrée de son immeuble
« Dans "la Maison de Freud" d'Edmund Engelman (Le Seuil, 1976), j'ai vu des clichés de l'époque : rien n'a changé dans ce hall. En montant l'escalier, je ne peux m'empêcher de penser à tous les patients, anonymes ou futurs grands psychanalystes - tels Ferenczi et Jung - qui ont gravi ces marches cinq ou six fois par semaine pour vivre l'aventure d'une "cure par la parole" avec Freud. Jusqu'en 1938, ce fut un défilé. Il recevait son premier patient à 8 heures et consultait jusqu'à 13 heures, puis de 15 à 21 ou 22 heures.
Les séances duraient cinquante-cinq minutes. Lui se ménageait seulement cinq minutes entre chaque. Tout cela représentait donc douze à treize heures d'analyse par jour, suivies d'un énorme travail d'écriture. Ça me paraît surhumain ! C'est très révélateur de la place du travail de Freud dans sa vie : il ne s'accordait |
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Sa plaque
« En allemand, Freud signifie "joyeux". Cette plaque m'évoque la double facette de la personnalité de Sigmund. Dans le milieu professionnel, il était plutôt distant, réservé. Mais en privé, il était, paraît-il, chaleureux, bienveillant et drôle. L'humour est d'ailleurs essentiel dans notre famille, un véritable exutoire quand on n'a pas eu l'habitude d'exprimer ses sentiments. Freud n'a jamais parlé avec ses enfants de ses émotions, de son adolescence, de sa vie intérieure. Il maintenait sous silence toute une part de son être. Mais son sens de l'humour s'est, semble-t-il, transmis de génération en génération chez les Freud.
Clement, mon père, petit-fils de Sigmund, en a indéniablement hérité : pendant des années, il a tenu, tous les vendredis, une chronique humoristique dans le "Times" - "Freud On Friday" - et a écrit un livre de "gastronomie hilarante", "Freud On Food". Dans la famille, on s'échange depuis toujours des blagues juives et beaucoup, j'en suis certaine, étaient déjà racontées par l'auteur de "Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient" ! »
Sa salle d'attente
« Voici la seule pièce qui soit restée telle quelle, intacte. Ces quelques mètres carrés forment l'épicentre où naquirent toutes les fondations de la psychanalyse. Car on n'a pas seulement attendu sur ce canapé, on a aussi beaucoup débattu !
Chaque mercredi soir, en effet, tous les disciples de Freud s'y réunissaient. La Société de psychologie du mercredi, puis la Société psychanalytique de Vienne tinrent des réunions animées entre ces quatre murs : Alfred Adler, Karl Abraham, Otto Rank et Carl Jung, entre autres, y écoutèrent les enseignements du docteur. En 1910, cette pièce devint finalement trop petite pour accueillir tous ceux qui voulaient participer aux séances de travail. » |
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Sa canne et son chapeau
« Freud marchait énormément. Surtout après le déjeuner, vers 13 h 30, et après le dîner. De la Berggasse, qu'il remontait, il rejoignait son marchand de cigares près de l'église Saint-Michael ou déposait ses manuscrits chez son éditeur, au Bauermarket. Toujours impeccablement soigné, mon arrière-grand-père était très soucieux
de son apparence extérieure et ce, jusqu'à ses dernières heures, dans les circonstances les plus terribles. je trouve ces objets abandonnés sur le portemanteau très symboliques. Ils m'évoquent l'exil précipité de mes aïeux, comme s'ils n'avaient pas eu le temps de les emporter avec eux, comme s'ils comptaient revenir ou laisser une trace.» |
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L'hôtel de ses patients
« Combien de patients ont emprunté les couloirs de l'hôtel Regina ? La plupart de ceux qui venaient de l'étranger pour suivre une analyse avec Freud séjournaient au Regina qui n'est qu'à dix minutes à pied de la Berggasse. Les disciples européens d'abord, comme Jung, ou Lou Andréas-Salomé ; puis, plus tard, quand la psychanalyse eut vraiment le vent en poupe - après la Première Guerre mondiale -, tous les futurs analystes anglais et américains. C'était alors devenu un luxe de se faire psychanalyser à Vienne par Freud ! » |
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Ses statuettes
« Freud disait qu'avec les cigares, sa collection de statuettes égyptiennes - terres cuites et bronzes antiques - constituait l'essentiel de ses passions. Entre 1920 et 1938, il acheta des centaines d'antiquités au marchand Robert Lustig qui tenait boutique à deux pas de la Berggasse, sur Vieblingstrasse. Dans son cabinet de consultation, les statues débordaient des vitrines pour occuper la bibliothèque, le dessus des meubles et même son bureau. Ces déesses grecques ou préhistoriques ont vraiment accompagné la naissance de la psychanalyse. Freud les comparait d'ailleurs à la "technique de défouissement d'une ville ensevelie" : il se servait de ses statuettes pour expliquer l'inconscient à ses patients, comparant l'esprit humain à Rome où les fouilles archéologiques avaient permis de déceler "plusieurs couches".
Grâce à l'intervention de Marie Bonaparte, ces collections ont pu être sauvées et rapatriées à Londres. Quelques-unes appartiennent aujourd'hui aux descendants directs. La famille a fait donation de certaines statuettes au musée de Berggasse. Vienne n'a donc plus qu'un ou deux de ces objets que mon aïeul aimait tant contempler durant les séances. |
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Son université
« Aujourd'hui, un buste de Sigmund Freud trône parmi ceux des éminences grises de l'université. Que penserait-il de cet hommage ? C'est entre ces murs qu'il a pris conscience, à 17 ans - alors qu'il commençait ses études de médecine -, de l'antisémitisme de ses condisciples non juifs. Plus tard, il reçut le titre honorifique de chargé de cours de neurologie. Pourtant, ses recherches sur l'hypnose et l'hystérie n'étaient pas très bien vues. Il dut faire plusieurs demandes et eut même recours à une éminente patiente pour obtenir finalement le titre de professeur. » |
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Son tabac
« Freud fut dépendant du tabac toute sa vie. Cette "addiction" est d'ailleurs l'un des thèmes essentiels de sa correspondance avec son grand ami oto-rhino-laryngologiste, Wilhelm Fliess. Il avait commencé à fumer des cigarettes à l'âge de 24 ans, puis s'était mis de façon définitive aux cigares, des Soberanos ou des Trabuccos. Vers l'âge de 38 ans, sous les injonctions de ses amis médecins, il tenta d'arrêter. Entre rechutes et reprises, il cessa de fumer environ dix-huit mois.
Et encore, même au cour de cette période, il écrivait à son ami Fliess : "L'abstinence me fait du bien ! Ma consommation oscille entre un et quatre cigares par jour." Puis il ne s'arrêta plus, même pendant les pires assauts de son cancer de la mâchoire. Les années de pénurie de tabac en Autriche, à partir de 1918, sont aussi celles où Sigmund vécut ses plus grandes douleurs : la perte de sa fille chérie Sophie, l'annonce de son cancer, la mort de son petit-fils Heinerle. Je ne peux m'empêcher de penser aux traversées intérieures que ces deuils ont dû être pour lui. Freud était persuadé que les cigares l'aidaient à se concentrer et à se détendre. Qu'aurait donc été l'oeuvre de Freud sans le tabac? » |
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Son salon de thé et ses femmes
« C'est ici, à l'hôtel Bristol, que Freud aimait prendre le thé avec Marie Bonaparte ou la chanteuse parisienne Yvette Guilbert, deux de ses muses. Les femmes ont joué un rôle prépondérant dans sa vie et son oeuvre. Martha, sa femme, et Minna, sa belle-sour, qui vécut quarante ans avec eux, l'ont indéniablement soutenu dans l'élaboration de son oeuvre. Martha, son grand amour de jeunesse, était devenue, après six grossesses difficiles, une épouse respectée. D'ailleurs, il avoua assez tôt dans une lettre à son ami Fliess : "Comment voulez-vous que j'aie encore une vie conjugale (entendez "sexuelle")? Après 22 h 30, je suis mort de fatigue."
Le théoricien des pulsions et de la libido aurait-il été abstinent à 40 ans à peine ? Les rumeurs ont fait de Minna, sa belle-sour, sa maîtresse. Quand j'en ai parlé à mon père, il a paru surpris : il avait gardé d'elle l'image d'une vieille femme à demi aveugle ! Lou Andréas-Salomé ou Marie Bonaparte l'ont écoutéavec fidélité. Pourtant, sur la psyché féminine, Freud n'a guère écrit. Il n'a pu que s'interroger, comme l'indique sa célèbre question : "Mais que veut la femme ?" » |
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Mes retrouvailles avec Sophie FREUD
« A Vienne, à l'occasion du deuxième Congrès mondial de psychothérapie, j'ai rencontré ma grande cousine, Sophie Freud. Elle est la fille de Jean-Martin, deuxième enfant de Sigmund et Martha Freud. En 1942, sa mère et elle ont embarqué pour Baltimore. Aux Etats-Unis, Sophie est devenue professeur de psychosociologie. Au congrès de Vienne, elle a fait une intervention remarquée sur les problématiques de l'identité. Ensemble, nous avons beaucoup parlé de notre famille. L'image de cet aïeul élégant, chaleureux et, en même temps, très préoccupé, est restée très vivante pour elle. Nous avons aussi mesuré l'importance de la psychologie pour les femmes dans notre famille - sans doute rendue possible grâce au rôle joué par Anna, fille de Sigmund, qui fut aussi la première psychanalyste d'enfant. » |
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